MOUVEMENT DES FEMMES VENDEUSES DES MARCHES du 27 août 1977

Nombre total de détenus officiels au camp Boiro : six cent quatre-vingt (680)

Motif : Révolte des femmes à Conakry et dans plusieurs villes du pays, suite à la suppression du commerce privé, qui a occasionné un marasme économique avec pour conséquence une précarité sans précédent de la vie de la population. Il s’en est suivi la mise à sac des commissariats de police et des brigades de gendarmerie, considérés, comme les symboles de la police économique en charge de la répression.
Lieu de détention : Conakry camp Boiro, et maison centrale de Kindia où plusieurs détenu(e)s avaient séjourné avant leur transfert à Boiro
Principaux accusés : Ce fut en nombre la deuxième importante, vague d’arrestations pendant le régime de Sékou Touré, avec en majorité des femmes vendeuses dans les marchés.
Nombre total de détenus au camp : six cent vingt-sept (627)

« SÉKOU TOURÉ Un totalitarisme africain »

De Maurice Jean Jean

Chapitre VII

Le complot permanent

(Page 177) Les complots après 1977

fL’année 1977 marque un tournant dans le régime de Sékou Touré avec la révolte des femmes qui l’avaient soutenu jusqu’à ce jour en dépit des mille difficultés qu’elles connaissaient dans leur vie quotidienne. Tout faisait défaut. Et le peu disponible en nourriture, habillement, était distribué par les comités du Parti. Les marchés étaient étroitement contrôlés par une police économique toute-puissante.
La « révolte des femmes » prit naissance en juin 1977 à N’Zérékoré, ville de la Guinée forestière proche de a frontière ivoirienne. Ce mouvement se poursuivit à Conakry à la suite d’une altercation banale le samedi 26 août sur le marché principal, entre un milicien et une vendeuse, qui dégénéra en une bagarre générale sur le C:\Users\Nadine\Documents\Listes\listes 1977\IMG_0296.JPG marché entre les vendeuses et les membres de la police économique. De nombreuses femmes, alertées, vinrent grossir le mouvement et marchèrent sur le Palais présidentiel. Sékou Touré, pris de peur, lâcha du lest, criant haut et fort « A bas la police économique. Tuez tout agent qui osera s’attaquer à vous ». Les femmes, apparemment satisfaites, poursuivirent leur action en pillant les commissariats et postes de police. En vue de reprendre la situation en main, Sékou Touré convoqua le 27 août une conférence au palais du Peuple où se rassemblèrent des milliers de femmes. Mais contrairement au cérémonial habituel elles refusèrent d’entonner les slogans du Parti et de souhaiter « longue vie» au président Sékou Touré. Elles improvisèrent des chants disant en substance : « Sékou Touré, ce n’est pas ce dont nous étions convenus. Sékou Touré, il n’y a rien en ville que des mensonges. Dans nos marmites ne bout que de l’eau… » Mais le président ne saisit pas ces paroles et n’en perçoit pas la portée. Il commence à asséner : « C’est la 5ème colonne qui… » Mais la magie du verbe ne joue plus. Les femmes envahissent la scène, obligeant Sékou Touré à fuir sous les huées. Certains avancent même qu’il fut lapidé. Pendant deux à trois jours le pouvoir est dans la rue, mais le chef d’état-major, le général Toya Condé, un inconditionnel de Sékou Touré, refusera de s’en emparer bien qu’il y ait été incité par des officiers de grade inférieur. En revanche, sur instruction du président, des coups de feu seront tirés seront tirés sur la foule, faisant selon certains témoins une cinquantaine de victimes. Des échauffourées semblables ont lieu dans différentes villes de l’intérieur : Forécariah, Coyah, Dubreka, Kindia, Fria. Selon un scénario maintenant bien connu, Sékou Touré déclare « Ces actes relèvent d’une infraction criminelle des agents de la 5ème colonne camouflés derrière le paravent des femmes et des jeunes ». Et il appelle les femmes de Guinée à « radicaliser d’avantage leur position dans la révolution ». Des commissions d’enquête sont crées dans l’urgence. Une vague d’arrestations touche les gendarmes, les miliciens et les militaires guinéens accusés d’avoir fomenté ces troubles ou d’en être les complices, mais également des femmes et des jeunes, victimes des opposants guinéens. On répand l’idée qu’un nouveau complot vient d’échouer, que l’on qualifie de « queue de la 5ème colonne ». Le camp Boiro se remplit à nouveau de femmes, de jeunes dont certains âgés de moins de 10 ans, de gens du peuple mais aussi de responsables politiques et économiques. La cabine technique fut remise en service, la panoplie des tortures s’enrichissant de la lacération et de l’extinction de feu avec les mains et les pieds.
Enfin les travaux de la commission s’interrompront sans qu’aucune raison n’en soit donnée. L’explication la plus vraisemblable est que Sékou Touré, voyant la situation lui échapper, ait décidé de mettre un terme aux dérives de son demi-frère Ismaël Touré qui projetait de s’en prendre à la propre femme du Président. Ceci ne met pas un terme aux complots et attentats contre le régime.
Le 28 septembre 1977, date anniversaire de l’indépendance, une cinquantaine d’opposants guinéens parviennent à pénétrer dans l’ambassade de Guinée à Paris et rouent de coups le consul qui devra être hospitalisé. Le président Sékou Touré demande dès le lendemain à la France l’extradition de cette cinquantaine de ressortissants. Il n’y fut pas donné suite.
Le président Sékou Touré, qui vient de renouer avec la France, qui se prépare à recevoir en Guinée me président Giscard d’Estaing fin 1978 et espère réaliser enfin la visite officielle en France qu’il attend depuis 1958, infléchit sa politique vers plus de libéralisme, notamment dans le domaine économique. Cependant les difficultés demeurent. Après l’ébranlement du régime par la marche des femmes, les opposants relèvent la tête et les mécontentements se manifestent.
En Août 1979, Bah Mahmoud, professeur en France et éditeur d’un journal d’opposition, est arrêté dans la région de Boké avec 9 autres peuhls et transféré au camp Boiro. Se prévalant de l’amnistie décrétée par Sékou Touré en 1977 pour tous les opposants au régime vivant à l’étranger, il s’était cru autorisé à visiter sa famille en Guinée. Bah Mahmoud eut la vie sauve grâce à l’intervention de maître Jouffa, avocat à Paris et membre de la Ligue des Droits de l’Homme. En outre, il était le témoin de la bonne conduite de la Guinée. En revanche, les autres prisonniers périrent de la diète noire.
En mars 1980, les élèves de Kindia houspillent le ministre de l’Education Nationale. Une trentaine d’élèves sont arrêtés et un millier déplacés dans d’autres villes de l’intérieur. Le 14 mai 1980, une grenade éclate au Palais du Peuple lors d’une représentation artistique, en présence de Sékou Touré et du Corps diplomatique. Il y eut un mort et une cinquantaine de blessés. C’est l’occasion offerte de conduire au camp Boiro 46 officiers, sous-officiers et simple miliciens dont le régime voulait se débarrasser. Certains d’entre eux ne se trouvaient même pas au Palais du Peuple. Le lanceur de grenade ne fut jamais arrêté. Le 21 février 1981, les charges de plastique explosent à l’aéroport de Conakry quelques minutes après l’envol de l’avion emprunté par Sékou Touré. L’attentat est revendiqué par le Front Patriotique de Guinée, dont on entend parler pour la première fois, et qui serait animé par des opposants de l’intérieur. Il s’ensuit près de 100 arrestations parmi la garde présidentielle en service à l’aéroport et le personnel technique de l’Aviation civile. Le 8 mai 1982, Sékou Touré échappe à un nouvel attentat dans l’enceinte du Palais présidentiel. Un jeune homme tue deux gardes et crie : « Je viens venger Kabassan ». Il s’agit de Kabassan Keïta, ex-ministre des Travaux Publics qui avait été arrêté en avril 1982 sous inculpation de malversations.
Mais Sékou Touré ne se contentait pas d’exercer la répression sur le territoire de Guinée. A plusieurs reprises il a tenté de faire kidnapper des opposants sur le territoire français.
L’opération la plus spectaculaire concerne l’historien guinéen en exil, Mr Ibrahima Baba Kaké, auteur d’une des meilleures biographies de Sékou Touré intitulée « Sékou Touré, le héros et le tyran ». Nous nous référons au préambule de ce livre. En septembre 1966 son jeune frère Alioune est poignardé par erreur rue Daubenton à Paris par Momo Jo, l’homme de main de Sékou Touré, qui avait été dépêché spécialement à Paris pour assassiner Ibrahima. Alioune ne dut d’avoir la vie sauve qu’à une intervention rapide de Police-secours et de l’équipe chirurgicale de l’hôpital Cochin. Après le débarquement des Portugais en novembre 1970, I. Baba Kaké fut condamné à mort par contumace. En septembre 1982, lors de son premier voyage officiel en France, Sékou Touré tenta de le faire enlever en plein Paris, place de la Madeleine, par un commando constitué de membres de l’Ambassade de Guinée en France, à savoir le consul Inapogui Daoro, le premier secrétaire Bah Amadou Tidjane et le comptable Diallo Chérif.
L’opération échoua grâce à l’intervention de deux policiers français déguisés, chargés de veiller à la sécurité de cet opposant guinéen. Cet acharnement à perdre un homme, l’organisation sur le sol français de commando de la mort, montrent bien que rien n’arrête Sékou Touré.

Tous les milieux socioprofessionnels, toutes les classes, toutes les ethnies, toutes les familles sont touchées par ces arrestations. A la compagnie de Fria, l’administrateur délégué qui était le mari d’une peulh fille de l’Almamy de Mamou, se voit interdire l’entrée en Guinée. A un haut dirigeant de la Compagnie, M. Béavogui déclare en présence de Sékou Touré que sa plus grande joie serait d’arrêter lui-même M. Decoster qui est accusé de trahison vis-à-vis de la Guinée sur la base des aveux d’Emile Kantara, directeur administratif de la Compagnie de Fria. Plusieurs autres cadres dont certains d’origine sénégalaise comme M. Blaise N’Diaye secrétaire général de la Compagnie, et une française Mademoiselle Lepage technicienne de laboratoire, sont arrêtés. Elle passera 14 mois en prison avant d’être libérée grâce à l’intervention de François Mitterand, sans avoir été jugée.
Une rivalité s’instaure entre les tortionnaires. C’est à celui qui découvrira le plus de coupables, qui obtiendra les aveux les plus détaillés. Beaucoup d’entre eux périront d’avoir voulu rendre trop de services, ou a contrario de s’être montrés réticents devant les exactions, les tortures que l’on attend d’eux. C’est ainsi qu’Emile Cissé, à l’origine de tant de tortures et de morts tombera, victime de Siaka Touré, neveu de Sékou Touré, et mourra en mars 1972 de la diète noire.
Un témoignage officiel est apporté par le Livre Blanc en 3 tomes, publié par le gouvernement guinéen. Le tome 1 intitulé « L’agression portugaise contre la République de Guinée » fait état des appels à la Nation, à l’ONU et à l’ensemble des nations du monde, et des messages de solidarité émanant de ces nations ainsi que des comités nationaux des Femmes, des Travailleurs, de la JRDA et de l’armée de Guinée. Ce tome publie également le Rapport de la Mission d’enquête de l’ONU en Guinée, ainsi que quelques dépositions des complices de l’agression. Mais l’élément central est le Rapport de la Commission d’enquête du Comité Révolutionnaire. Ce document met en scène un citoyen allemand, Hermann Seibold dont le véritable nom serait Bruno Freitag qui est présenté comme l’âme damnée de ce complot. Responsable d’un centre d’apprentissage à Kankan, il se serait livré à des activités clandestines anti-guinéennes depuis 1965 en tant que membre de l’œuvre catholique dite « des villages de la Jeunesse » dirigée par le Pasteur Arnold Dannemann, animateur des services secrets ouest-allemands. Autour de ce personnage, on tisse tout un réseau de complicités avec les Européens de différentes nationalités et des Libanais. Est dénoncée une conspiration fomentée par le groupe Foccart, le réseau Seibold, le gouvernement fasciste portugais et les forces d’appui de l’OTAN. La complicité de l’Allemagne fédérale est prouvée par la mort du Comte von Tiesenhausen, tué accidentellement par les militaires portugais lors du débarquement, et par le suicide à Lisbonne de l’ambassadeur d’Allemagne auprès du gouvernement portugais. Hermann Seibold, condamné aux travaux forcés à perpétuité par le Tribunal Révolutionnaire Suprême en janvier 1971, est déclaré suicidé.
Sont également publiés les témoignages de plusieurs anciens ministres. Nous y reviendrons plus loin. Ce même tome donne le Rapport de présentation de la loi érigeant l’Assemblée Nationale en Tribunal Révolutionnaire Suprême, ceci en contradiction avec la constitution de la République de Guinée qui prévoyait « que les infractions politiques et les attentats à la sûreté de l’Etat relevaient de la compétence du Tribunal Révolutionnaire ou de la Haute Cour de Justice. L’assemblée Nationale est chargée de faire la synthèse des différentes délibérations du Peuple ».
Le tribunal Révolutionnaire Suprême siégeant du 18 au 23 janvier 1971 prononce les condamnations suivantes :

  • A la peine capitale 61 personnes dont 21 par contumace
  • Aux travaux forcés à perpétuité 66 personnes
  • A l’expulsion de Guinée 16 personnes, en majorité des femmes

Sont enfin libérées sans condamnation 90 personnes, qui n’obtinrent jamais d’explication quant aux raisons de leur arrestation.
Les tomes 2 et 3 du Livre Blanc sont intitulés « L’impérialisme et sa 5ème colonne en Guinée » et sont essentiellement consacrés aux dépositions des agents de la 5ème colonne. Nous y reviendrons plus loin.
Le bilan de ces massacres n’a jamais été clairement établi. Alpha-Abdoulaye Diallo, une des victimes en même temps que l’un des meilleurs observateurs de cette période (1970 – 1971), dresse une liste des ministres, ambassadeurs, gouverneurs, cadres supérieurs, hommes d’affaires, qui donne 255 personnes arrêtées et 125 tuées et estime à 5.000 le nombre des personnes arrêtées. Lors de sa comparution, Ismaël Touré lui dit qu’il était le 2.569ème prisonnier de la seconde vague. La plupart des prisonniers seront fusillés ou assassinés. Les libérés garderont de graves séquelles.
L’Association pour la Promotion et la Défense des Droits de l’Homme en Guinée a dressé le 28 septembre 1976 une liste des détenus politiques en lien avec le complot dit « de la 5ème colonne », arrêtés entre novembre 1970 et septembre 1971, qui aboutit à 338 personnes arrêtées et 113 tuées. Cette liste est loin d’être exhaustive. Elle ne tient pas compte du petit peuple qui dans chaque village a été victime de cette répression, et des nombreux disparus encore recherchés par leur famille. Camara Kaba 41 avance le nombre de 12 000 cadres arrêtés, et Line Gagnon, dans le cadre du programme MBA de l’Université de Laval au Canada, parle de 10.000 à 30.000 disparus.
Il convient maintenant de détailler la mise en scène qui présidait à l’arrestation, à l’emprisonnement, aux aveux et aux condamnations des personnes arrêtées. L’arrestation était soigneusement préparée. Elle avait lieu le plus souvent en pleine nuit. Mais Alpha-Abdoulaye Diallo précise dans son ouvrage précité de quelles manières elles étaient personnalisées. Bien qu’il ne soit pas aisé à un esprit occidental qui se veut rationnel de comprendre les pratiques des envoûtements du monde noir, il me paraît difficile de les passer sous silence tant les témoins africains que j’ai interrogés que les auteurs des témoignages sur les camps de Sékou Touré se réfèrent à ces pratiques. « On commence par « travailler » l’intéressé sur le plan occulte et on procède aux sacrifices conseillés par les voyants et qui ont pour but de « paralyser » ceux qui en font l’objet, de « tuer » leur volonté de sorte qu’ils ne réagissent pas à ce qui leur arrive ». En réalité, parmi toutes les personnes arrêtées aucune ne s’est rebellée, comme si le fait de se savoir innocent endormait toute vigilance. Dans le même esprit, lorsqu’il s’agissait de ferrer un « gros poisson », on nommait un parent proche à un poste important et on procédait à une série de mesures visant à isoler le coupable désigné. Alpha-Abdoulaye Diallo en donne plusieurs exemples : Emile Condé, Alassane Diop, Bangoura Kassory, Almamy Bah, chef supérieur des peulhs et citoyen sierraléonais, Bangoura Karim.
Nous empruntons ici largement à Alpha-Abdoulaye Diallo pour décrire les conditions d’emprisonnement au camp Boiro, le plus terrible des camps installés par Sékou Touré sur le territoire de la Guinée. Mais son témoignage rejoint précisément ceux du capitaine Abou Soumah, de Monseigneur Raymond Tchidimbo, de Kindo Touré, de Camara Kaba 41 et de Jean-Paul Alata. La personne arrêtée est emprisonnée dans une cellule de 0.90 m sur 2.20 m. avec deux trous d’aération de 5 cm sur 20 cm, ne comportant ni couverture, ni lit, ni pot hygiénique. Elle baigne dans l’humanité, souffre du froid et du bruit lancinant de la pluie sur les tôles ondulées durant la saison des pluies. Quand arrive la saison sèche, ces tôles sont chauffées à blanc, diffusant dans la cellule une chaleur accablante. Le prisonnier est menotté si son cas est considéré comme grave, et automatiquement soumis à la diète d’accueil qui consiste en une privation totale de nourriture et d’eau pendant 5 à 10 jours. On le laisse croupir dans ses déjections. Ses appels restent vains. Il est devenu un numéro. Il s’agit d’avilir le prisonnier, de le dépouiller de toute dignité, et de le préparer ainsi aux aveux.
L’interrogatoire a lieu en deux phases : la phase politique devant le comité révolutionnaire, et la phase militaire à la cabine technique qui n’est autre que la salle des tortures. C’est un parent ou proche de Sékou Touré qui préside le comité : Ismaël Touré, Mamadi Keïta, le général Diane Lansana, Moussa Diakhité, entouré de policiers et du commandant inamovible du camp Boiro, Siaka Touré. Le scénario se déroule alors, immuable. Le président de la commission prononce un réquisitoire soulignant la participation active du prisonnier dans le complot « qui avait pour but d’assassiner la Révolution et son Guide Suprême ». Tout cela est étayé par quelques faits réels dont on tire des conséquences sans aucun lien de causalité, et par des motivations d’intérêt ou d’ambition que l’on attribue à l’accusé.
Alpha-Abdoulaye Diallo, dit Porto, aurait trahi par suite de sa mutation du ministère des Affaires étrangères à celui de la jeunesse. Et ce long monologue complètement déconnecté de la réalité se termine ainsi : « Je sais que Porto a rendu d’importants services à la Révolution…c’est pourquoi nous avons beaucoup hésité à l’arrêter, et c’est la mort dans l’âme que le Responsable Suprême de la Révolution, devant la concordance et le nombre de dénonciations, a finalement accepté qu’on l’arrête… Je demanderai à Porto d’être responsable et courageux, de nous aider, d’aider son ami le Responsable Suprême qui l’a toujours aimé comme son fils, à sauver et à renforcer la Révolution. Je ne doute pas qu’il nous aidera…Mais si jamais il persistait dans son attitude de contre-révolutionnaire, je dois le prévenir très honnêtement que si nous agissons de façon à convaincre en douceur les traîtres, nous disposons aussi d’une section semi-militaire qui travaille avec d’autres méthodes plus convaincantes à la cabine technique ». Tout est dit : nous voilà en plein délire. Après avoir demandé l’opinion des autres membres de la commission, qui acquiescent servilement, le président tend à l’accusé une fiche destinée à recueillir les aveux que l’on va lui dicter. Le prisonnier est privé de parole et doit dans les dix minutes boucler ses aveux. Pour les personnages importants on fait appel à un « voyant ». Dans le cas de Porto, c’est Gbéléma Fodé, le grand marabout de Kankan, qui est chargé de le conseiller pour lui éviter de trop souffrir. Devant le refus de Porto de se plier à ce simulacre, Ismaël Touré fait appel aux tortionnaires qui l’entraînent à la cabine technique. Elle est sous le contrôle de gardes et de gendarmes originaires de Faranah, la ville du président, ou de la région forestière. Une nouvelle tentative est faite auprès de l’accusé pour obtenir ses aveux. Mais devant l’absurdité des accusations, Porto a décidé de résister. Il va passer à la torture de la corde, de l’électricité, et refusera de signer des aveux par lesquels il devrait reconnaître être membre fondateur en Guinée du réseau foccardien, membre très influent du réseau SS nazi et de la CIA, et en contact avec les services d’espionnage de la Grande-Bretagne. Porto refuse de signer ce qu’il appelle « un tissu d’imbécillités », et décide d’adresser au président de la commission une lettre dans laquelle il s’explique sur toutes les accusations dont il est l’objet… Porto pense qu’il va pouvoir se défendre devant la commission, mais il est conduit à la cabine technique pour une 2ème séance de torture. Devant son nouveau refus de signer il est contraint d’assister aux tortures de plusieurs accusés de sa connaissance et menacé d’être soumis aux tortures du 0ème degré infligées dans une cabine spéciale où l’on accède par une porte ornée d’une tête de mort, et où la magnéto à manivelle est remplacée par un groupe électrogène. Ramené pour une 3ème séance à la cabine technique, il se trouve entre les mains d’un vieux garde plus humain qui lui conseille : « Non, ce n’est pas cette vérité (la vôtre) qu’il faut leur dire. C’est la vérité du ministre qu’il faut… Sans cela ils vont t’esquinter pour rien. C’est toi qui perdras avec ta famille ».
Lorsqu’il comparaît encore une fois devant le comité révolutionnaire, Ismaël Touré fait appeler Jean-Paul Alata, un prisonnier qui a été contraint de collaborer et qui est en chargé de le convaincre d’avouer. Porto se bat pied à pied, argumente en bon juriste qu’il est, continue à faire face aux tortures physiques et morales en dépit de son état de faiblesse et des douleurs qui marquent tout son corps. Finalement Porto flanche. Alors comble de l’hypocrisie, Ismaël Touré le met en relation téléphonique avec Sékou Touré qui lui demande de ses nouvelles et lui dit : « Ne t’en fais pas, mon cher, je te sortirai de ce mauvais pas »..
Comme l’écrit Camara Kaba 41 « L’hypersensibilité à l’injustice est à son paroxysme quand Sékou entasse dans ses prisons de paisibles paysans, des enfants de 12 à 14 ans, de pauvres femmes illettrées, des anonymes dont la plupart ne l’ont jamais vu, dont la plupart ne connaissaient même pas Conakry, la capitale de leur pays ». Et plus loin il ajoute « Les camps de la mort de Sékou Touré sont pires que ceux d’Hitler ou les prisons de Sibérie : chez Hitler et Staline le détenu a la possibilité de se mouvoir, de respirer le grand air…A Boiro il n’est pas question que le détenu mette les pieds dehors.3 J’ajoute que la torture de la diète pendant 3 à 10 jours, pouvant aller jusqu'à la diète noire qui se prolonge jusqu'à la mort, est devenue une spécialité de la Guinée de Sékou Touré. Ce dernier ne déclare-t-il pas d’ailleurs, dans un entretien accordé à André Lewin qui fut ambassadeur de France en Guinée « Mais mes prisons sont pires que les autres. Mon pays est pauvre, j’ai du mal à nourrir la population, vous pensez bien que ce n’est pas aux ennemis du peuple que je vais réserver des conditions de vie meilleures. Les prisons guinéennes sont donc les pires lieux que l’on puisse trouver dans ce pays, et encore pires que toutes les prisons dans le monde ».
Sékou Touré applique à la lettre les méthodes du totalitarisme pour arriver au même but. Hannah Arendt écrit : « Le triomphe des SS exige que la victime torturée se laisse conduire à la corde sans protester, renonce, s’abandonne dans le sens où elle cesse de s’affirmer. Et ce n’est pas pour rien…Les SS savent que le système qui réussit à détruire la victime avant qu’elle monte sur l’échafaud est le meilleur, incomparablement, pour maintenir tout un peuple en esclavage»
Les aveux des personnes arrêtées constituent la seule base de culpabilité. Là encore une mécanique infernale va être mise en place. Il est demandé, ou plutôt enjoint, à chaque citoyen de dénoncer les acteurs du complot et leurs complices. Par circulaire N° 37 du 23 septembre 1971 le Responsable Suprême de la Révolution « incite chaque domaine ministériel, chaque Secrétariat d’Etat à tenir des assemblées dans les divers services et entreprises afin d’étudier les criminels méfaits des agents de la 5ème colonne impérialiste ». Des milliers de guinéens vont profiter de ce blanc-seing pour dénoncer leurs concitoyens afin d’écarter un concurrent en affaires ou en amour, régler de vieilles querelles, se venger pour un passe-droit refusé, ou tout simplement pour se mettre à l’abri de la répression en prenant les devants. Des milliers de Guinéens furent arrêtés, torturés et contraints à avouer. Ces aveux diffusés à la Radio laissaient peser sur tous une lourde menace. Ils sont ensuite publiés dans Horoya entre le 29 juillet et le 17 novembre 1971, illustrés de la photo du condamné qui apparaît amaigri, l’air hébété, les yeux vagues, dépouillé de sa dignité d’homme. Ces aveux tissent une histoire irréelle à partir de faits réels auxquels on attribue un sens détourné Mais parfois les membres du Comité révolutionnaire préposés à cette tâche en font trop. Ainsi les aveux d’Emile Cissé remplissent 7 pages du numéro d’Horoya du 10 octobre 1971. Selon ses aveux, ses premiers contacts avec l’opposition datent de 1956 au moment de ses rencontres avec les gouverneurs Torré et Ramadier. On peut s’étonner que le régime de Sékou Touré ait nourri en son sein pendant 15 ans un personnage qui a non seulement été proche du pouvoir mais a pu mener une activité militante en pointe et une vie personnelle de satrape tolérée par le parti. En 1970 et 1971 il se révéla le pire des tortionnaires, régnant en maître sur le camp de Kindia, ville dont il était gouverneur. Si sa culpabilité est effective, cela suppose de la part du Parti un manque de vigilance hautement condamnable mettant en cause les plus hautes instances. Mais un régime totalitaire n’a que faire d’une telle logique. En outre la plupart des cadres interrogés avouent avoir reçu des sommes importantes après avoir adhéré à la CIA, au réseau Foccart, au réseau SS nazi, à l’Intelligence Service, comme si l’adhésion à tous ces services secrets était compatible.
Ces témoignages partent des éléments réels et connus de la vie de chacun des condamnés, qui sont infléchis de telle manière qu’ils constituent des activités inavouables et condamnables. Il en ressort un magma d’incohérences et d’absurdités que quelques exemples viendront illustrer. Prenons le cas d’Edouard Karam simple boulanger à Labé, qui avoue sa participation à plusieurs complots : Kaman Diaby, Tidiane, Les portugais, qu’il associe l’un à l’autre précisant que sont impliqués l’Allemagne, le Portugal, la France, l’Amérique, l’Angleterre, le Sénégal et la Côte d’Ivoire. Peut-on imaginer qu’une personne de ce rang se trouve au cœur d’un tel complot ?
Il y a aussi le cas de Robert Ploquin, citoyen français exerçant la profession de serrurier. Il aurait été chargé de réactiver les investissements miniers dans le minerai de fer, la bauxite et dans l’énergie électrique. A l’appui des connections existant entre le grand capital et le réseau français, son interlocuteur lui parle des intérêts personnels que Monsieur Pompidou, alors président de la République française, aurait en Guinée.
De même Almamy Fofana, mécanicien et caporal, est en mesure de donner la liste des membres de l’organisation avec le rôle détaillé de chacun, alors que Makassouba, en le recrutant, lui avait dit que personne dans le groupe ne devait connaître la mission dévolue à un autre.
Les aveux de Keïta Kara et de Badara Aly décrivent avec force détails le débarquement d’armes et leur transport dans un convoi à travers Conakry jusqu’à différents points de la capitale. Quand on connaît le quadrillage de la ville par la police et la milice, on ne peut qu’être étonné par ce déploiement.
L’une des dépositions les plus détaillés est celle de Karim Bangoura qui fut ambassadeur de Guinée aux Etats-Unis à compter du 1er janvier 1963, puis Secrétaire d’Etat aux Mines à partir du 16 mai 1969. Il s’agit là de postes clefs. Grâce à son action diplomatique, la Guinée continua à recevoir tout le temps de son ambassade l’aide américaine, notamment alimentaire. De même son intervention dans l’investissement dans la mine de bauxite de Boké des sociétés américaine et canadienne fut déterminant. Mais voilà justement ce qui lui est reproché, de même qu’avoir voulu développer les relations économiques et culturelles avec les Etats-Unis, ce qui est bien entendu le rôle de tout ambassadeur. C’est aussi l’occasion de reprendre les différentes phases du complot impérialiste contre la Guinée en établissant des liens de causalité entre les 5 complots dénoncés depuis l’indépendance.
Particulièrement éclairants sont les interviews réalisés sur France culture par Anne Blancard dans une émission de décembre 1984 intitulée « L’aveu sous les tropiques ». Fodé Cissé, ancien Directeur général de la Radio Nationale et à ce titre serviteur fervent du régime témoigne.« Que s’est-il passé ?... On trafiquait à tous les niveaux… On ne trouvait rien. Tout passait les frontières… Cette situation créait des mécontents …On déclenchait des complots. On avait peur des hauts – fonctionnaires, des syndicalistes, des ministres, et pour rendre le tout crédible on arrêtait des petits ou des grands commerçants, des fonctionnaires, des paysans. Cela faisait plus vrai. »
Quant à Fatou Condé, figure de proue du féminisme en Guinée, membre du Comité national des femmes du PDG, elle déclare : « Franchement, je ne m’attendais pas à une arrestation avec ce régime, j’avais sacrifié mes journées et ma vie entière aux activités féminines… j’ai subi plusieurs interrogatoires… On voulait me faire avouer ce que je savais pas… Je n’ai jamais appartenu à un réseau quelconque… Mais ils m’ont tellement torturée, tellement acculée. Ils m’ont donné un papier que j’ai signé sans l’avoir lu parce que j’étais fatiguée. » Le 3ème témoignage est de Jean-Paul Alata, ancien ami et ancien proche collaborateur du président guinéen. Je renvoie à son livre Prison d’Afrique où il narre ses années de prison.
A l’autre extrémité nous trouverons Madame Barry Néné Gallé, ex gargotière, éliminée de son poste de présidente du comité féminin de son quartier pour incompatibilité avec son métier. Et l’on découvre que c’est le peuple de Guinée à tous les niveaux qui complote et qui sabote. Mais écoutons Mr Cheikh Chérif qui était alors ambassadeur à Moscou en charge de l’URSS et des pays satellites : « J’étais très engagé, des Guinéens avec qui j’ai travaillé…Je les ai vus renoncer à tous les privilèges, ne prenant aucunes vacances, ne demandant jamais un centime, vivant juste du nécessaire et pas plus, comme je le faisais d’ailleurs. Et quand j’ai en 1971 ces gens dans Horoya avec leur photo de détenus, s’accusant de tous les crimes de la terre – n’oubliez pas que j’étais ambassadeur à Moscou et que j’avais suivi les révélations sur les fameux procès de Moscou – je me suis dit : « on refait l’histoire en Guinée et nous allons dans le mur, c’est une grave erreur. Ces gens-là n’ont jamais comploté, jamais je ne croirai que ces gens aient pu comploter ». Et il ajoute : « On a fait un amalgame entre ceux qui étaient des militants engagés et ceux qui étaient plus ou moins affairistes. Ce qui est extraordinaire, c’est que les affairistes se sont mieux tirés d’affaire que les vrais militants, quand je vois par exemple un homme comme Ismaël Touré juger Tibou Tounkara. »
La mise en forme de ces centaines d’aveux demande un travail considérable. Sékou Touré, interrogé le 8 septembre 1971 par un responsable de la Compagnie Fria sur le sort de Mademoiselle Lepage, agent de la Compagnie emprisonnée, indique qu’il va donner des ordres pour que l’instruction soit menée rapidement, mais qu’il faut excuser le tribunal révolutionnaire épuisé de travail qui ne peut pas toujours respecter la cadence rapide d’interrogatoires sollicités par les familles ou les amis. Sékou Touré là encore retourne la situation à son profit, comme s’il n’était pas le maître d’œuvre de ce complot et sa répression.
Devant l’ampleur des massacres et constatant que le processus de dénonciation qu’il a enclenché échappe à son contrôle et commence à tourner à la mascarade, Sékou Touré décide début 1972 d’y mettre un terme. Cette décision n’implique nullement, comme nous allons le voir, qu’il renonce aux complots comme système de gouvernement.