La cinquième colonne, 1970-71

Nombre total de détenus officiels au camp Boiro : six cent quatre-vingt (680)

Motif. Agression portugaise contre la Guinée le 22 Novembre 1970. Lieux de détention : Conakry, Kindia, Kankan, et partout où siégeait une délégation du comité révolutionnaire pour une durée limitée. Tous les records ont été battus en termes de :

  • Nombre d'arrestations
  • Nombre de cadres civils et militaires
  • Nombre de commissions d'enquête
  • Nombre de lieux d'incarcération
  • Nombre de morts
  • Formes de tortures

Principaux accusés

  1. Plusieurs milliers d'arrestations et des dizaines d'exécutions dans tout le pays.
  2. Nombre total de détenus au Camp Boiro : six cent quatre-vingts (680)
  3. Plus longue incarcération : 10 ans pour Dr. Keita Ousmane, Diallo Alpha Abdoulaye Portos et Yoro Diarra.

« SÉKOU TOURÉ Un totalitarisme africain »

De Maurice Jean Jean

Chapitre VII

Le complot permanent

(Page 146) Le 5ème complot, dit « de la 5ème colonne »

fut dévoilé à l’occasion du débarquement à Conakry de militaires portugais et d’opposants guinéens le 22 novembre 1970. Si le débarquement est une réalité, il ressort des livres que j’ai consultés et des témoignages des Guinéens présents lors de ces journées que j’ai recueillis, que les mobiles de ce complot, le déroulement de l’invasion de Conakry qui aura duré moins de 24 heures, et les raisons de l’échec de cette opération ont reçu des interprétations très diverses. Selon des sources convergentes, Sékou Touré était informé d’un projet de débarquement de militaires portugais visant à libérer des prisonniers du PAIGC et notamment le parent d’un haut dignitaire. Il aurait été approché par Amilcar Cabral, leader du PAIGC réfugié à Conakry, auquel les Portugais avaient proposé le versement d’une importante somme d’argent contre la libération de ce prisonnier. Sékou Touré refusa cette transaction après même qu’il eût appris que les portugais préparaient une expédition armée pour récupérer ce prisonnier. Il répondit à Amilcar Cabral : « Qu’ils viennent. Ils échoueront».
Selon le témoignage de Cheikh Chérif le docteur Charles Diané, membre de l’opposition guinéenne qui était en poste à Monrovia, avait été alerté par un américain :
« Attention, docteur, vous préparez quelque chose contre Sékou Touré. Arrêtez, il est déjà au courant ».
En dépit de toutes ces alertes, Sékou Touré ne prit aucune disposition pour mettre son armée en état de mobilisation. Après l’avoir démembrée en 1969 il l’avait envoyée à l’intérieur du pays cultiver les champs. En outre on transférera à Conakry, quelques jours avant le débarquement, les prisonniers portugais blancs emprisonnés à Mamou, transfert nécessitant l’aval de Sékou Touré. Durant les quelques heures que dura l’invasion, Sékou Touré fit preuve d’une totale passivité comme s’il avait attendu cette attaque. On verra ci-dessous les conséquences qu’il va en tirer.
Le 22 novembre à 2 h. du matin, aux premiers coups de feu, le Général Noumandian Keïta chef d’état-major de l’armée guinéenne, accompagné de plusieurs officiers, se présente au Palais présidentiel. Sékou Touré croyant que l’on vient l’arrêter lève les bras et leur dit : « Tuez-moi mais ne me livrez pas au peuple. Ne me faites pas honte ». Les officiers répondent : « Non, Président, nous venons chercher les clefs des magasins de munitions ». L’armée guinéenne était en effet désarmée, tant Sékou Touré craignait un soulèvement militaire.
Sékou Touré, humilié par cet acte, en fera disparaître tous les témoins dans les purges qui vont suivre. Abdoulaye Diallo raconte de quelle manière il a pris sur lui de transférer Sékou Touré en lieu sûr. Il se réfugiera chez la mère du Directeur Général des Services de Sécurité, Madame Guichard.
Il est un autre élément troublant : c’est l’illumination permanente du Palais Présidentiel alors que le reste de la ville est plongé dans la plus totale obscurité. Sékou absent aux commandes, l’armée aux champs, ce sont les militaires du PAIGC qui ont repoussé les envahisseurs. Cheikh Chérif parle d’ « un cafouillage monstre».
Du côté des envahisseurs, la coordination n’est pas meilleure. Les groupes d’opposants guinéens chargés d’occuper la radio et de se saisir de Sékou Touré n’arrivent pas à atteindre leurs objectifs. Finalement l bilan de cette opération se limitera à la libération des prisonniers du Camp Boiro qui, à l’exception d’un seul, le capitaine Abou Soumah, réintégrèrent leur cellule, à la destruction de la villa du président Sékou Touré, Belle-vue, dont il était absent, à celle d’Amilcar Cabral également absent, et à la libération des prisonniers portugais blancs. Leur mission accomplie, les militaires portugais se retirèrent très vite, laissant en otage de nombreux opposants guinéens. Cet échec montre bien qu’en dépit des déclarations ultérieures ces opposants de l’extérieur n’étaient pas en liaison avec des complices de l’intérieur
Je tiens d’un opposant à Sékou Touré qui a réussi à fuir la Guinée en juillet 1967 alors qu’il se savait menacé, que cette expédition avait été préparée dans les plus mauvaises conditions, les objectifs des participants étant différents. Du côté des Portugais, il s’agissait de libérer des prisonniers faits par le PAIGC, et notamment le parent proche d’un haut responsable, et d’assassiner Amilcar Cabral. Pour les opposants guinéens, le but était le renversement de Sékou Touré et la mise en place d’un régime démocratique
Le responsable politique de cette opération était David Soumah, syndicaliste chrétien qui s’opposait à Sékou Touré dans les années 1955 – 1959, et le responsable militaire le commandant en retraite de l’armée française Thierno Diallo. Un gouvernement interethnique avait été constitué. Des désaccords sur sa composition survinrent ultérieurement, faisant écarter David Soumah de l’expédition. De ce fait, les opposants guinéens se virent retirer le soutien plus ou moins promis de plusieurs gouvernements.
Deux jours après ces évènements, recevant au Palais une délégation de l’Allemagne de l’Est, Sékou Touré avait retrouvé tout son sang-froid. Il avait entre temps adressé deux appels à la Nation, appelé à la solidarité tous les africains, bien qu’ayant refusé la venue à Conakry d’une délégation ivoirienne proposée par Houphouët-Boigny, et alerté les Nations Unies. Il réussit à faire condamner le Portugal par l’ONU et à entraîner la solidarité sans faille de tous les états africains. Moment privilégié que Sékou Touré aurait pu saisir pour relancer la Guinée vers des voies plus démocratiques. Mais il avait d’autres projets. Retrouvant sa superbe, Sékou Touré apparaissait en couverture d’Horoya en tenue militaire et comme ayant personnellement dirigé les combats de libération de la capitale. S’étant trouvé en plusieurs circonstances en situation humiliante et ayant senti son régime vaciller, la réaction de Sékou Touré ne pouvait être que sanglante. Il va déclencher dans l’année qui suit la plus meurtrière répression de son règne, et cela en deux vagues.
Sékou Touré nomme une commission avec à sa tête Alassane Diop qui a occupé plusieurs postes ministériels, en vue de définir si les envahisseurs ont bénéficié d’appuis à l’intérieur de la Guinée. Alassane Diop remet ses conclusions en disant : « Il n’y a pas de complices à l’intérieur». Sékou Touré le remercie et le félicite pour la qualité de son travail, et lui accorde 15 jours de repos en Bulgarie, lui disant « Tu es très fatigué, je te donne une bourse de Santé, vas te reposer en Bulgarie». Sékou Touré était souverain même quand il s’agissait de s’occuper de la vie privée de ses ministres ou collaborateurs. En son absence une nouvelle commission est nommée dont Ismaël Touré obtiendra la présidence. Ismaël Touré apportera des conclusions totalement opposées à celles de la précédente commission, déclarant que les envahisseurs avaient reçu l’aide d »éléments intérieurs et accusant Alassane Diop lui-même d’être un complice. Or d’après un témoin de ces journées, alors qu’Alassane Diop avait dans la nuit du débarquement organisé les miliciens en les plaçant dans les différents postes – clé de Conakry, personne n’avait vu durant ces heures Ismaël Touré participer au combat.
Sékou Touré a le champ libre pour continuer à éliminer les cadres compétents qui lui font ombrage. Il lance à travers tout le territoire des consultations populaires en vue de débusquer les traîtres complices des agresseurs et de juger les mercenaires faits prisonniers et ceux qui les avaient aidés. Le verdict est unanime : la mort pour tous. Le 18 janvier 1971, devant l’Assemblée nationale qui s’érige en tribunal révolutionnaire suprême, s’ouvre le procès. Il se déroule hors de la présence des accusés, sans avocat, sur la base de bandes magnétiques qui enregistrent leurs aveux. A un journaliste ami qui avance qu’un procès public était non seulement souhaitable mais contribuerait d’avantage encore à faire éclater la vérité sur le complot international dont la Guinée est victime, il est répondu qu’il était matériellement impossible aux autorités de transporter les accusés de la prison au palais du peuple où se tenait le procès sans qu’ils soient pris à partie par la foule. Cet argument sera utilisé à maintes reprises par Sékou Touré pour justifier toutes exécutions sommaires qui ont jalonné son régime. Le tribunal révolutionnaire prononce 91 condamnations à mort (33 par contumace) dont celle de Baldet Ousmane secrétaire d’Etat aux Finances, Barry Ibrahima dit Barry III secrétaire général du Gouvernement, Moriba Magassouba ministre délégué au Foutah, et Keïta Kara commissaire de police. Accusés de complicité les agresseurs ils sont pendus à Conakry sous le « pont Fidel Castro Ruz, route infinie de l’histoire » dans la sinistre nuit du 24 au 25 janvier 1971. Dans la même nuit, huit personnes de haut rang sont fusillés à Conakry dont Madame Camara Loffo, ancien ministre des affaires sociales, Camara Sékou, ancien ministre, ambassadeur et gouverneur, et Camara Balla, ancien secrétaire général du gouvernement. En outre, dans chacune des 29 régions de Guinée, on pendra au moins deux personnes sur la place publique avec obligation à la population d’assister à ces pendaisons. Ces condamnations à la peine capitale n’ont été précédées d’un quelconque jugement. Elles sont l’œuvre du comité révolutionnaire composé de Sékou Touré, de son frère Ismaël et de ses cousins ou alliés Siaka Touré, le général Diané, Mamadi Keïta, Moussa Diakhité.
Cette purge ne s’est pas faite au hasard, même si Sékou Touré attend plusieurs années avant de se venger. Barry Ibrahima, dit Barry III, leader du Mouvement Socialiste Africain, est un vieil adversaire de Sékou Touré, qui eut le tort de se rallier au PDG au moment de l’indépendance en sabordant son propre parti. Le chemin ainsi tracé n’était pas assez libre, il fallait encore éliminer celui qui l’avait ouvert. Madame Camara Loffo est cette militante de longue date qui, avec Camara Bengaly et Tounkara Jean Faragué, s’est opposée à la toute – puissance de Sékou Touré lors du séminaire de Foulaya en novembre 1962, et du 6ème Congrès du PDG de fin décembre 1962. Quant à Camara Balla, ancien fonctionnaire français venu se mettre à la disposition de la Guinée, et à Baldet Ousmane il leur est reproché leur compétence, leur franc- parler et leur honnêteté. Reste le cas de Moriba Magassouba qui fut secrétaire d’Etat à l’Intérieur sous l’autorité de Keïta Fodéba, puis ministre de l’Education Nationale. Alors qu’il occupait ce dernier poste il publia dans les numéros d’Horoya des 23 et 24 août 1967 plusieurs articles très critiques sur la gestion du pays pour répondre à l’appel lancé par Sékou Touré en vue de la préparation du 8ème Congrès du Parti : « Il faut que les bouches s’ouvrent ». Magassouba Moriba commençait ainsi ses articles : « j’ouvre la bouche. Ce qui en sortira sera amer et désagréable. Ce sera un tollé général, une véritable levée de boucliers ! Vais-je m’attirer des inimitiés pour cela ? Oui, mais peu me chaut ! » Mais la publication de ces articles fut rapidement suspendue et les Horoyas déjà publiés retirés de la circulation. Le BPN et le gouvernement l’obligèrent à faire amende honorable. Il fut une des victimes du « complot de la 5ème colonne » et prit pendu. Là encore Sékou Touré imite Mao Tsé Toung et sa politique des 100 fleurs. Un régime totalitaire ne peut admettre aucune critique étant donné qu’il va dans le sens de l’histoire et qu’il a donc toujours raison.
Sékou Touré va alors passer, à la mi- 1971, à un stade supérieur qui permettra d’étendre la sphère des coupables en confiant le soin de les découvrir aux différents échelons du parti, et en dernier ressort au peuple. On entre alors dans une phase de dénonciations sans fin orientées par le Comité révolutionnaire qui permit à Sékou Touré d’éliminer d’autres cadres, mais aussi des milliers de citoyens ordinaires : ménagères, gargotières, paysans, plantons. C’est dans cette période que fut adopté le terme de « 5ème colonne ». Il fut suggéré par un dentiste coopérant tchèque, le docteur Kozel en poste à Kankan, à Emile Cissé, un des pires tortionnaires du régime qui le fit adopter par Sékou Touré. Derrière ce terme se cache en fait une machine infernale basée sur la dénonciation et les aveux obtenus sous la torture. Il faut se reporter au film de Costa – Gavras, l’Aveu, tiré du récit de Lise et Arthur London, qui dissèque le régime policier tchécoslovaque pour en connaître tous les raffinements. Après avoir créé des sous-comités révolutionnaires dans chaque secteur, Sékou Touré lance l’opération « Tout le peuple est gendarme ». Lors d’un meeting du BPN le 14 juin 1971, Sékou Touré s’assimilant au Peuple lui fait crier haut et fort « Continuez, recherchez, fouillez partout ù besoin sera. Ne laissez aucun complice. Nous vous faisons entière confiance. Allez jusqu’au bout, allez en profondeur, atteignez la racine de la 5ème colonne, c’est la radicalisation de la Révolution, c’est notre victoire ». Et il ajoute : « Contre-révolutionnaire guinéens de tout acabit, tremblez, tremblez encore ». Comme Hannah Arendt en décrit si bien le mécanisme : « Les états totalitaires s’efforcent sans cesse de démontrer que l’homme est superflu. C’est à cette fin qu’ils pratiquent la sélection arbitraire des divers groupes à envoyer dans les camps, qu’ils procèdent régulièrement à des purges et à des liquidations massives ».
« Conséquence de la simple et ingénieuse technique de la « culpabilité par association », dès qu’un homme est accusé ses anciens amis se transforment immédiatement en ses ennemis les plus acharnés afin de sauver leur propre existence ».
Toutes les organisations du parti se mobilisent. Réunis le 2 octobre 1971, l’assemblée régionale de Conakry, l’Etat-major interarmes, le Comité national des femmes, le Comité national de la JRDA ? Et le Comité national des travailleurs s’érigent en tribunaux souverains, et après avoir classé les éléments de la 5ème colonne en 6 catégories dont 3 concernent des membres ayant participé activement au complot et 3 des complices passifs, condamnent à la peine de mort par pendaison les membres du gouvernement, hauts fonctionnaires et membres du Parti ayant participé activement au complot, et à la peine capitale ceux considérés comme complices passifs, ainsi que les nationaux guinéens non investis de responsabilités officielles, qu’ils aient été actifs ou passifs, et les étrangers ayant participé activement au complot. En revanche, les étrangers complices passifs sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité. Ces assemblées ne manquent pas de célébrer Sékou Touré, celle des femmes atteignant le plus haut degré de flagornerie. Elle « rend un hommage mérité à la Direction du Parti et à son guide incontesté et incontestable, héros de la lutte anti-impérialiste, ambassadeur incorruptible de la Vérité révolutionnaire, Responsable Suprême de la Révolution, Commandant en chef des Forces Armées Populaires et Révolutionnaires, notre bien-aimé Ahmed Sékou Touré ».
Pour couper court à toute mansuétude, Sékou Touré renonce à son droit de grâce. Il refuse également toute mission de l’ONU visant à faire la lumière sur l’agression portugaise. En dehors de quelques pays sympathisants, des protestations contre ces exécutions s’élèvent dans le monde entier.Il y eut plusieurs vagues de massacres :

  • Le 29 juillet 1971, c’est le tour des militaires qui sont fusillés, dont le général Keïta Noumandian, chef d’état-major et le commandant Zoumanigui, officier d’ordonnance de Sékou Touré, qui avait eu la malchance, le jour du débarquement, de découvrir un Sékou Touré paralysé par la peur.
  • Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1971 sont fusillés plusieurs ministres dont Mato Marcel ministre de l’Intérieur et de la Sécurité, Sagno Mamadi ministre de la Défense nationale, Tibou Tounkara ministre de l’Information, Savané Moricandian ministre du Commerce, Condé Emile ministre des Travaux publics, Keïta Fadiala ancien procureur de la République, ambassadeur à Washington. Tous ces fidèles du régime étaient encore en poste quelques semaines avant leur arrestation. Ils avaient été nommés en décembre 1970 par une décision du Bureau Politique National dans différents organismes « chargés de la direction des opérations dans le cadre de la défense de la Révolution ». Et les voilà soudain coupables parce que dénoncés. Sur les 26 membres de ce gouvernement qui prêtèrent allégeance à la Révolution, 10 furent physiquement éliminés après être restés en poste moins de 6 mois.

Tous les milieux socioprofessionnels, toutes les classes, toutes les ethnies, toutes les familles sont touchées par ces arrestations. A la compagnie de Fria, l’administrateur délégué qui était le mari d’une peulh fille de l’Almamy de Mamou, se voit interdire l’entrée en Guinée. A un haut dirigeant de la Compagnie, M. Béavogui déclare en présence de Sékou Touré que sa plus grande joie serait d’arrêter lui-même M. Decoster qui est accusé de trahison vis-à-vis de la Guinée sur la base des aveux d’Emile Kantara, directeur administratif de la Compagnie de Fria. Plusieurs autres cadres dont certains d’origine sénégalaise comme M. Blaise N’Diaye secrétaire général de la Compagnie, et une française Mademoiselle Lepage technicienne de laboratoire, sont arrêtés. Elle passera 14 mois en prison avant d’être libérée grâce à l’intervention de François Mitterand, sans avoir été jugée.
Une rivalité s’instaure entre les tortionnaires. C’est à celui qui découvrira le plus de coupables, qui obtiendra les aveux les plus détaillés. Beaucoup d’entre eux périront d’avoir voulu rendre trop de services, ou a contrario de s’être montrés réticents devant les exactions, les tortures que l’on attend d’eux. C’est ainsi qu’Emile Cissé, à l’origine de tant de tortures et de morts tombera, victime de Siaka Touré, neveu de Sékou Touré, et mourra en mars 1972 de la diète noire.
Un témoignage officiel est apporté par le Livre Blanc en 3 tomes, publié par le gouvernement guinéen. Le tome 1 intitulé « L’agression portugaise contre la République de Guinée » fait état des appels à la Nation, à l’ONU et à l’ensemble des nations du monde, et des messages de solidarité émanant de ces nations ainsi que des comités nationaux des Femmes, des Travailleurs, de la JRDA et de l’armée de Guinée. Ce tome publie également le Rapport de la Mission d’enquête de l’ONU en Guinée, ainsi que quelques dépositions des complices de l’agression. Mais l’élément central est le Rapport de la Commission d’enquête du Comité Révolutionnaire. Ce document met en scène un citoyen allemand, Hermann Seibold dont le véritable nom serait Bruno Freitag qui est présenté comme l’âme damnée de ce complot. Responsable d’un centre d’apprentissage à Kankan, il se serait livré à des activités clandestines anti-guinéennes depuis 1965 en tant que membre de l’œuvre catholique dite « des villages de la Jeunesse » dirigée par le Pasteur Arnold Dannemann, animateur des services secrets ouest-allemands. Autour de ce personnage, on tisse tout un réseau de complicités avec les Européens de différentes nationalités et des Libanais. Est dénoncée une conspiration fomentée par le groupe Foccart, le réseau Seibold, le gouvernement fasciste portugais et les forces d’appui de l’OTAN. La complicité de l’Allemagne fédérale est prouvée par la mort du Comte von Tiesenhausen, tué accidentellement par les militaires portugais lors du débarquement, et par le suicide à Lisbonne de l’ambassadeur d’Allemagne auprès du gouvernement portugais. Hermann Seibold, condamné aux travaux forcés à perpétuité par le Tribunal Révolutionnaire Suprême en janvier 1971, est déclaré suicidé.
Sont également publiés les témoignages de plusieurs anciens ministres. Nous y reviendrons plus loin. Ce même tome donne le Rapport de présentation de la loi érigeant l’Assemblée Nationale en Tribunal Révolutionnaire Suprême, ceci en contradiction avec la constitution de la République de Guinée qui prévoyait « que les infractions politiques et les attentats à la sûreté de l’Etat relevaient de la compétence du Tribunal Révolutionnaire ou de la Haute Cour de Justice. L’assemblée Nationale est chargée de faire la synthèse des différentes délibérations du Peuple ».
Le tribunal Révolutionnaire Suprême siégeant du 18 au 23 janvier 1971 prononce les condamnations suivantes :

  • A la peine capitale 61 personnes dont 21 par contumace
  • Aux travaux forcés à perpétuité 66 personnes
  • A l’expulsion de Guinée 16 personnes, en majorité des femmes

Sont enfin libérées sans condamnation 90 personnes, qui n’obtinrent jamais d’explication quant aux raisons de leur arrestation.
Les tomes 2 et 3 du Livre Blanc sont intitulés « L’impérialisme et sa 5ème colonne en Guinée » et sont essentiellement consacrés aux dépositions des agents de la 5ème colonne. Nous y reviendrons plus loin.
Le bilan de ces massacres n’a jamais été clairement établi. Alpha-Abdoulaye Diallo, une des victimes en même temps que l’un des meilleurs observateurs de cette période (1970 – 1971), dresse une liste des ministres, ambassadeurs, gouverneurs, cadres supérieurs, hommes d’affaires, qui donne 255 personnes arrêtées et 125 tuées et estime à 5.000 le nombre des personnes arrêtées. Lors de sa comparution, Ismaël Touré lui dit qu’il était le 2.569ème prisonnier de la seconde vague. La plupart des prisonniers seront fusillés ou assassinés. Les libérés garderont de graves séquelles.
L’Association pour la Promotion et la Défense des Droits de l’Homme en Guinée a dressé le 28 septembre 1976 une liste des détenus politiques en lien avec le complot dit « de la 5ème colonne », arrêtés entre novembre 1970 et septembre 1971, qui aboutit à 338 personnes arrêtées et 113 tuées. Cette liste est loin d’être exhaustive. Elle ne tient pas compte du petit peuple qui dans chaque village a été victime de cette répression, et des nombreux disparus encore recherchés par leur famille. Camara Kaba 41 avance le nombre de 12 000 cadres arrêtés, et Line Gagnon, dans le cadre du programme MBA de l’Université de Laval au Canada, parle de 10.000 à 30.000 disparus.
Il convient maintenant de détailler la mise en scène qui présidait à l’arrestation, à l’emprisonnement, aux aveux et aux condamnations des personnes arrêtées. L’arrestation était soigneusement préparée. Elle avait lieu le plus souvent en pleine nuit. Mais Alpha-Abdoulaye Diallo précise dans son ouvrage précité de quelles manières elles étaient personnalisées. Bien qu’il ne soit pas aisé à un esprit occidental qui se veut rationnel de comprendre les pratiques des envoûtements du monde noir, il me paraît difficile de les passer sous silence tant les témoins africains que j’ai interrogés que les auteurs des témoignages sur les camps de Sékou Touré se réfèrent à ces pratiques. « On commence par « travailler » l’intéressé sur le plan occulte et on procède aux sacrifices conseillés par les voyants et qui ont pour but de « paralyser » ceux qui en font l’objet, de « tuer » leur volonté de sorte qu’ils ne réagissent pas à ce qui leur arrive ». En réalité, parmi toutes les personnes arrêtées aucune ne s’est rebellée, comme si le fait de se savoir innocent endormait toute vigilance. Dans le même esprit, lorsqu’il s’agissait de ferrer un « gros poisson », on nommait un parent proche à un poste important et on procédait à une série de mesures visant à isoler le coupable désigné. Alpha-Abdoulaye Diallo en donne plusieurs exemples : Emile Condé, Alassane Diop, Bangoura Kassory, Almamy Bah, chef supérieur des peulhs et citoyen sierraléonais, Bangoura Karim.
Nous empruntons ici largement à Alpha-Abdoulaye Diallo pour décrire les conditions d’emprisonnement au camp Boiro, le plus terrible des camps installés par Sékou Touré sur le territoire de la Guinée. Mais son témoignage rejoint précisément ceux du capitaine Abou Soumah, de Monseigneur Raymond Tchidimbo, de Kindo Touré, de Camara Kaba 41 et de Jean-Paul Alata. La personne arrêtée est emprisonnée dans une cellule de 0.90 m sur 2.20 m. avec deux trous d’aération de 5 cm sur 20 cm, ne comportant ni couverture, ni lit, ni pot hygiénique. Elle baigne dans l’humanité, souffre du froid et du bruit lancinant de la pluie sur les tôles ondulées durant la saison des pluies. Quand arrive la saison sèche, ces tôles sont chauffées à blanc, diffusant dans la cellule une chaleur accablante. Le prisonnier est menotté si son cas est considéré comme grave, et automatiquement soumis à la diète d’accueil qui consiste en une privation totale de nourriture et d’eau pendant 5 à 10 jours. On le laisse croupir dans ses déjections. Ses appels restent vains. Il est devenu un numéro. Il s’agit d’avilir le prisonnier, de le dépouiller de toute dignité, et de le préparer ainsi aux aveux.
L’interrogatoire a lieu en deux phases : la phase politique devant le comité révolutionnaire, et la phase militaire à la cabine technique qui n’est autre que la salle des tortures. C’est un parent ou proche de Sékou Touré qui préside le comité : Ismaël Touré, Mamadi Keïta, le général Diane Lansana, Moussa Diakhité, entouré de policiers et du commandant inamovible du camp Boiro, Siaka Touré. Le scénario se déroule alors, immuable. Le président de la commission prononce un réquisitoire soulignant la participation active du prisonnier dans le complot « qui avait pour but d’assassiner la Révolution et son Guide Suprême ». Tout cela est étayé par quelques faits réels dont on tire des conséquences sans aucun lien de causalité, et par des motivations d’intérêt ou d’ambition que l’on attribue à l’accusé.
Alpha-Abdoulaye Diallo, dit Porto, aurait trahi par suite de sa mutation du ministère des Affaires étrangères à celui de la jeunesse. Et ce long monologue complètement déconnecté de la réalité se termine ainsi : « Je sais que Porto a rendu d’importants services à la Révolution…c’est pourquoi nous avons beaucoup hésité à l’arrêter, et c’est la mort dans l’âme que le Responsable Suprême de la Révolution, devant la concordance et le nombre de dénonciations, a finalement accepté qu’on l’arrête… Je demanderai à Porto d’être responsable et courageux, de nous aider, d’aider son ami le Responsable Suprême qui l’a toujours aimé comme son fils, à sauver et à renforcer la Révolution. Je ne doute pas qu’il nous aidera…Mais si jamais il persistait dans son attitude de contre-révolutionnaire, je dois le prévenir très honnêtement que si nous agissons de façon à convaincre en douceur les traîtres, nous disposons aussi d’une section semi-militaire qui travaille avec d’autres méthodes plus convaincantes à la cabine technique ». Tout est dit : nous voilà en plein délire. Après avoir demandé l’opinion des autres membres de la commission, qui acquiescent servilement, le président tend à l’accusé une fiche destinée à recueillir les aveux que l’on va lui dicter. Le prisonnier est privé de parole et doit dans les dix minutes boucler ses aveux. Pour les personnages importants on fait appel à un « voyant ». Dans le cas de Porto, c’est Gbéléma Fodé, le grand marabout de Kankan, qui est chargé de le conseiller pour lui éviter de trop souffrir. Devant le refus de Porto de se plier à ce simulacre, Ismaël Touré fait appel aux tortionnaires qui l’entraînent à la cabine technique. Elle est sous le contrôle de gardes et de gendarmes originaires de Faranah, la ville du président, ou de la région forestière. Une nouvelle tentative est faite auprès de l’accusé pour obtenir ses aveux. Mais devant l’absurdité des accusations, Porto a décidé de résister. Il va passer à la torture de la corde, de l’électricité, et refusera de signer des aveux par lesquels il devrait reconnaître être membre fondateur en Guinée du réseau foccardien, membre très influent du réseau SS nazi et de la CIA, et en contact avec les services d’espionnage de la Grande-Bretagne. Porto refuse de signer ce qu’il appelle « un tissu d’imbécillités », et décide d’adresser au président de la commission une lettre dans laquelle il s’explique sur toutes les accusations dont il est l’objet… Porto pense qu’il va pouvoir se défendre devant la commission, mais il est conduit à la cabine technique pour une 2ème séance de torture. Devant son nouveau refus de signer il est contraint d’assister aux tortures de plusieurs accusés de sa connaissance et menacé d’être soumis aux tortures du 0ème degré infligées dans une cabine spéciale où l’on accède par une porte ornée d’une tête de mort, et où la magnéto à manivelle est remplacée par un groupe électrogène. Ramené pour une 3ème séance à la cabine technique, il se trouve entre les mains d’un vieux garde plus humain qui lui conseille : « Non, ce n’est pas cette vérité (la vôtre) qu’il faut leur dire. C’est la vérité du ministre qu’il faut… Sans cela ils vont t’esquinter pour rien. C’est toi qui perdras avec ta famille ».
Lorsqu’il comparaît encore une fois devant le comité révolutionnaire, Ismaël Touré fait appeler Jean-Paul Alata, un prisonnier qui a été contraint de collaborer et qui est en chargé de le convaincre d’avouer. Porto se bat pied à pied, argumente en bon juriste qu’il est, continue à faire face aux tortures physiques et morales en dépit de son état de faiblesse et des douleurs qui marquent tout son corps. Finalement Porto flanche. Alors comble de l’hypocrisie, Ismaël Touré le met en relation téléphonique avec Sékou Touré qui lui demande de ses nouvelles et lui dit : « Ne t’en fais pas, mon cher, je te sortirai de ce mauvais pas »..
Comme l’écrit Camara Kaba 41 « L’hypersensibilité à l’injustice est à son paroxysme quand Sékou entasse dans ses prisons de paisibles paysans, des enfants de 12 à 14 ans, de pauvres femmes illettrées, des anonymes dont la plupart ne l’ont jamais vu, dont la plupart ne connaissaient même pas Conakry, la capitale de leur pays ». Et plus loin il ajoute « Les camps de la mort de Sékou Touré sont pires que ceux d’Hitler ou les prisons de Sibérie : chez Hitler et Staline le détenu a la possibilité de se mouvoir, de respirer le grand air…A Boiro il n’est pas question que le détenu mette les pieds dehors.3 J’ajoute que la torture de la diète pendant 3 à 10 jours, pouvant aller jusqu'à la diète noire qui se prolonge jusqu'à la mort, est devenue une spécialité de la Guinée de Sékou Touré. Ce dernier ne déclare-t-il pas d’ailleurs, dans un entretien accordé à André Lewin qui fut ambassadeur de France en Guinée « Mais mes prisons sont pires que les autres. Mon pays est pauvre, j’ai du mal à nourrir la population, vous pensez bien que ce n’est pas aux ennemis du peuple que je vais réserver des conditions de vie meilleures. Les prisons guinéennes sont donc les pires lieux que l’on puisse trouver dans ce pays, et encore pires que toutes les prisons dans le monde ».
Sékou Touré applique à la lettre les méthodes du totalitarisme pour arriver au même but. Hannah Arendt écrit : « Le triomphe des SS exige que la victime torturée se laisse conduire à la corde sans protester, renonce, s’abandonne dans le sens où elle cesse de s’affirmer. Et ce n’est pas pour rien…Les SS savent que le système qui réussit à détruire la victime avant qu’elle monte sur l’échafaud est le meilleur, incomparablement, pour maintenir tout un peuple en esclavage»
Les aveux des personnes arrêtées constituent la seule base de culpabilité. Là encore une mécanique infernale va être mise en place. Il est demandé, ou plutôt enjoint, à chaque citoyen de dénoncer les acteurs du complot et leurs complices. Par circulaire N° 37 du 23 septembre 1971 le Responsable Suprême de la Révolution « incite chaque domaine ministériel, chaque Secrétariat d’Etat à tenir des assemblées dans les divers services et entreprises afin d’étudier les criminels méfaits des agents de la 5ème colonne impérialiste ». Des milliers de guinéens vont profiter de ce blanc-seing pour dénoncer leurs concitoyens afin d’écarter un concurrent en affaires ou en amour, régler de vieilles querelles, se venger pour un passe-droit refusé, ou tout simplement pour se mettre à l’abri de la répression en prenant les devants. Des milliers de Guinéens furent arrêtés, torturés et contraints à avouer. Ces aveux diffusés à la Radio laissaient peser sur tous une lourde menace. Ils sont ensuite publiés dans Horoya entre le 29 juillet et le 17 novembre 1971, illustrés de la photo du condamné qui apparaît amaigri, l’air hébété, les yeux vagues, dépouillé de sa dignité d’homme. Ces aveux tissent une histoire irréelle à partir de faits réels auxquels on attribue un sens détourné Mais parfois les membres du Comité révolutionnaire préposés à cette tâche en font trop. Ainsi les aveux d’Emile Cissé remplissent 7 pages du numéro d’Horoya du 10 octobre 1971. Selon ses aveux, ses premiers contacts avec l’opposition datent de 1956 au moment de ses rencontres avec les gouverneurs Torré et Ramadier. On peut s’étonner que le régime de Sékou Touré ait nourri en son sein pendant 15 ans un personnage qui a non seulement été proche du pouvoir mais a pu mener une activité militante en pointe et une vie personnelle de satrape tolérée par le parti. En 1970 et 1971 il se révéla le pire des tortionnaires, régnant en maître sur le camp de Kindia, ville dont il était gouverneur. Si sa culpabilité est effective, cela suppose de la part du Parti un manque de vigilance hautement condamnable mettant en cause les plus hautes instances. Mais un régime totalitaire n’a que faire d’une telle logique. En outre la plupart des cadres interrogés avouent avoir reçu des sommes importantes après avoir adhéré à la CIA, au réseau Foccart, au réseau SS nazi, à l’Intelligence Service, comme si l’adhésion à tous ces services secrets était compatible.
Ces témoignages partent des éléments réels et connus de la vie de chacun des condamnés, qui sont infléchis de telle manière qu’ils constituent des activités inavouables et condamnables. Il en ressort un magma d’incohérences et d’absurdités que quelques exemples viendront illustrer. Prenons le cas d’Edouard Karam simple boulanger à Labé, qui avoue sa participation à plusieurs complots : Kaman Diaby, Tidiane, Les portugais, qu’il associe l’un à l’autre précisant que sont impliqués l’Allemagne, le Portugal, la France, l’Amérique, l’Angleterre, le Sénégal et la Côte d’Ivoire. Peut-on imaginer qu’une personne de ce rang se trouve au cœur d’un tel complot ?
Il y a aussi le cas de Robert Ploquin, citoyen français exerçant la profession de serrurier. Il aurait été chargé de réactiver les investissements miniers dans le minerai de fer, la bauxite et dans l’énergie électrique. A l’appui des connections existant entre le grand capital et le réseau français, son interlocuteur lui parle des intérêts personnels que Monsieur Pompidou, alors président de la République française, aurait en Guinée.
De même Almamy Fofana, mécanicien et caporal, est en mesure de donner la liste des membres de l’organisation avec le rôle détaillé de chacun, alors que Makassouba, en le recrutant, lui avait dit que personne dans le groupe ne devait connaître la mission dévolue à un autre.
Les aveux de Keïta Kara et de Badara Aly décrivent avec force détails le débarquement d’armes et leur transport dans un convoi à travers Conakry jusqu’à différents points de la capitale. Quand on connaît le quadrillage de la ville par la police et la milice, on ne peut qu’être étonné par ce déploiement.
L’une des dépositions les plus détaillés est celle de Karim Bangoura qui fut ambassadeur de Guinée aux Etats-Unis à compter du 1er janvier 1963, puis Secrétaire d’Etat aux Mines à partir du 16 mai 1969. Il s’agit là de postes clefs. Grâce à son action diplomatique, la Guinée continua à recevoir tout le temps de son ambassade l’aide américaine, notamment alimentaire. De même son intervention dans l’investissement dans la mine de bauxite de Boké des sociétés américaine et canadienne fut déterminant. Mais voilà justement ce qui lui est reproché, de même qu’avoir voulu développer les relations économiques et culturelles avec les Etats-Unis, ce qui est bien entendu le rôle de tout ambassadeur. C’est aussi l’occasion de reprendre les différentes phases du complot impérialiste contre la Guinée en établissant des liens de causalité entre les 5 complots dénoncés depuis l’indépendance.
Particulièrement éclairants sont les interviews réalisés sur France culture par Anne Blancard dans une émission de décembre 1984 intitulée « L’aveu sous les tropiques ». Fodé Cissé, ancien Directeur général de la Radio Nationale et à ce titre serviteur fervent du régime témoigne.« Que s’est-il passé ?... On trafiquait à tous les niveaux… On ne trouvait rien. Tout passait les frontières… Cette situation créait des mécontents …On déclenchait des complots. On avait peur des hauts – fonctionnaires, des syndicalistes, des ministres, et pour rendre le tout crédible on arrêtait des petits ou des grands commerçants, des fonctionnaires, des paysans. Cela faisait plus vrai. »
Quant à Fatou Condé, figure de proue du féminisme en Guinée, membre du Comité national des femmes du PDG, elle déclare : « Franchement, je ne m’attendais pas à une arrestation avec ce régime, j’avais sacrifié mes journées et ma vie entière aux activités féminines… j’ai subi plusieurs interrogatoires… On voulait me faire avouer ce que je savais pas… Je n’ai jamais appartenu à un réseau quelconque… Mais ils m’ont tellement torturée, tellement acculée. Ils m’ont donné un papier que j’ai signé sans l’avoir lu parce que j’étais fatiguée. » Le 3ème témoignage est de Jean-Paul Alata, ancien ami et ancien proche collaborateur du président guinéen. Je renvoie à son livre Prison d’Afrique où il narre ses années de prison.
A l’autre extrémité nous trouverons Madame Barry Néné Gallé, ex gargotière, éliminée de son poste de présidente du comité féminin de son quartier pour incompatibilité avec son métier. Et l’on découvre que c’est le peuple de Guinée à tous les niveaux qui complote et qui sabote. Mais écoutons Mr Cheikh Chérif qui était alors ambassadeur à Moscou en charge de l’URSS et des pays satellites : « J’étais très engagé, des Guinéens avec qui j’ai travaillé…Je les ai vus renoncer à tous les privilèges, ne prenant aucunes vacances, ne demandant jamais un centime, vivant juste du nécessaire et pas plus, comme je le faisais d’ailleurs. Et quand j’ai en 1971 ces gens dans Horoya avec leur photo de détenus, s’accusant de tous les crimes de la terre – n’oubliez pas que j’étais ambassadeur à Moscou et que j’avais suivi les révélations sur les fameux procès de Moscou – je me suis dit : « on refait l’histoire en Guinée et nous allons dans le mur, c’est une grave erreur. Ces gens-là n’ont jamais comploté, jamais je ne croirai que ces gens aient pu comploter ». Et il ajoute : « On a fait un amalgame entre ceux qui étaient des militants engagés et ceux qui étaient plus ou moins affairistes. Ce qui est extraordinaire, c’est que les affairistes se sont mieux tirés d’affaire que les vrais militants, quand je vois par exemple un homme comme Ismaël Touré juger Tibou Tounkara. »
La mise en forme de ces centaines d’aveux demande un travail considérable. Sékou Touré, interrogé le 8 septembre 1971 par un responsable de la Compagnie Fria sur le sort de Mademoiselle Lepage, agent de la Compagnie emprisonnée, indique qu’il va donner des ordres pour que l’instruction soit menée rapidement, mais qu’il faut excuser le tribunal révolutionnaire épuisé de travail qui ne peut pas toujours respecter la cadence rapide d’interrogatoires sollicités par les familles ou les amis. Sékou Touré là encore retourne la situation à son profit, comme s’il n’était pas le maître d’œuvre de ce complot et sa répression.
Devant l’ampleur des massacres et constatant que le processus de dénonciation qu’il a enclenché échappe à son contrôle et commence à tourner à la mascarade, Sékou Touré décide début 1972 d’y mettre un terme. Cette décision n’implique nullement, comme nous allons le voir, qu’il renonce aux complots comme système de gouvernement.